Musique et liturgie à travers l’Histoire

Abbaye de Sept Fons, Dompierre sur Besbre (03), France.

Abbaye de Sept Fons, Dompierre sur Besbre (03), France.

Par Louis Groslambert

Il est banal d’affirmer que dans toutes les traditions, il existe un lien constant et ancien entre la musique vocale, la musique instrumentale et les rites religieux. Dans le monde judéo-chrétien aussi, la musique est au service du culte. Le récit de ‘l’intronisation’ de l’arche d’alliance dans le temple, tel qu’on le lit dans le second livre des Chroniques (5,12-13) illustre ce lien ; de même l’exhortation de Paul dans la lettre aux Colossiens (3,16 ) « Chantez à Dieu de tout votre cœur, par des psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés ». Parmi les Pères, Saint Augustin s’est intéressé au chant. Il le situe en serviteur du texte inspiré et précise qu’il permet de mieux assimiler les paroles, de les comprendre et de les retenir (on sait à quel point le chant aide à la mémoire des mots de la foi). Il permet aussi d’aller au-delà des mots et des notions : « Le jubilus est une façon de chanter qui signifie qu’on laisse le cœur engendrer ce qu’on ne peut plus dire. Et à qui convient un tel jubilus sinon au Dieu ineffable ? Est ineffable ce qu’on ne peut exprimer avec des mots. Et si tu ne peux pas l’exprimer mais que tu ne veux tout de même pas te taire, que te reste-t-il sinon à jubiler pour que le cœur se réjouisse sans paroles et que la largeur infinie de ta joie ne soit plus limitée par des mots ? » (Enarationes in psalmos, Les plus belles homélies de saint Augustin, Ch. Humeau, page 11)

Histoire très brève

Même si le chant et la musique font structurellement partie de la liturgie, le rapport entre la musique et la liturgie n’a jamais été serein. La musique a eu tendance à chercher son autonomie par rapport à la liturgie de manière à s’autoriser plus de virtuosité que ne le permet le chant de l’assemblée, ou de manière à investir la liturgie pour en faire un lieu d’esthétisme et de concert, ou, plus prosaïquement pour boucher les trous. La musique peine à être servante de la liturgie. Bach a su intégrer la cantate à l’office luthérien, mais d’autres ont élaboré l’oratorio qui est une musique sacrée en dehors de la liturgie.

L’Église fut donc constamment conduite à définir la place de la musique dans la liturgie. Pour s’en tenir au XXème siècle, les textes officiels ont un dénominateur commun ; ils plaident tous pour que la musique ne soit plus un ornement de la liturgie mais soit intégrée dans l’action liturgique. Afin de faire cesser la juxtaposition des actes musicaux et des actes liturgiques, Don D. Johner écrit en 1908 : « Puisque la liturgie catholique, dans son essence même, est un acte du Christ et de l’Église, le chant liturgique ne peut pleinement répondre à son but que s’il pénètre au vif de cette action, s’il se confond avec elle, et s’il devient vraiment l’expression saisissante des rapports mutuels entre le Christ et son Église, en donnant aux différents textes l’expression qui leur convient ». (L Maison Dieu 239, page 95) Cet auteur monnayait la pensée du pape Pie X qui fut le premier à promouvoir un renouveau de la musique en lui donnant comme mission de favoriser la participation active des fidèles, laquelle est pour lui un retour aux sources. Tous les textes qui ont suivi (voir ci-dessous) ont repris ce vocabulaire.

La participation active

« … la célébration tout entière est organisée pour favoriser chez les fidèles cette participation consciente, active et plénière du corps et de l’esprit… Une telle participation est souhaitée par l’Église et demandée par la nature même de la célébration ; elle est un droit et un devoir pour le peuple chrétien en vertu de son baptême (Présentation générale du missel romain, n° 18)

Cette notion découle d’une conception théologique de l’Église comme Corps du Christ : la célébration est une action du Christ en son corps qu’est l’Église. « Les actions liturgiques sont des célébrations de l’Église…, appartiennent au corps tout entier de l’Église, le manifestent et l’affectent » (Sacrosanctum Concilium, n° 27) Puisque l’assemblée est l’acteur de la liturgie, il convient de « promouvoir la participation active » (ib. n° 30).

La participation active de tous suppose que tout responsable du chant ait bien intégré le projet que l’Église affecte à chaque rite de la célébration, de manière telle qu’il place les chants en connexion avec les rites. Elle suppose aussi qu’aucun responsable de liturgie n’envisage une célébration sans tenir compte de la possibilité pour l’assemblée d’y participer par le chant. Elle suppose aussi que, puisque l’assemblée ne peut pas se passer d’un certain nombre de services, il y ait relation, collaboration, concertation de chacun des acteurs avec les responsables de la musique (chantres, instrumentistes…). Elle suppose que les personnes plus au fait de l’acte de chant, loin de chanter à la place de l’assemblée, l’aident à chanter pour se rassembler, pour répondre à la Parole, pour rendre grâce et pour supplier. Le chant de la chorale et le chant de l’assemblée s’articulent.

L’acte de chant

Parmi les fonctions du chant liturgique, on peut noter ceux-ci.

  • Une fonction rituelle. On sait que le rite (dont l’étymologie signifie ordre) redit au groupe son identité. De ce fait, le rite liturgique vise à rappeler aux fidèles leur identité de membres du corps du Christ, ce corps qui rassemble, qui écoute, qui loue, qui offre, qui supplie… Le chant est bien mis en œuvre s’il renouvelle notre identité d’appelés au rassemblement, d’écoutants de la Parole, de suppliants, de louangeurs, d’offrants, de missionnaires…
  • Une fonction sacramentelle. Le sacrement montre une action du Christ. Or chanter, c’est continuer ce que le Christ a fait quand il chantait les psaumes. « Le Christ est présent quand l’Église prie et chante les psaumes ». (Sacrosanctum Concilium, n° 7) Le chant de l’assemblée est la voix du Corps du Christ et manifeste la présence réelle du Seigneur. « Celui qui psalmodie dans la Liturgie des Heures, ne psalmodie pas tellement en son nom propre qu’au nom de tout le corps du Christ, et même en tenant la place du Christ lui-même » (Présentation générale de la Liturgie des Heures, n° 108)
  • Une fonction ministérielle. « Les fidèles incorporés à l’Église par le baptême ont reçu un caractère qui les délègue pour le culte religieux chrétien (Lumen Gentium, n° 11) « Ceux qui appartiennent à la schola s’acquittent d’un véritable ministère » (Sacrosanctum Concilium, n° 29)

Bien qu’il ne soit pas indispensable, le chant a une fonction de service. Il donne à la prière une expression plus agréable. Il favorise l’unanimité. Il accentue le sens des rites, s’il est en connexion avec eux.

  • Une fonction sanctifiante. Le chant liturgique (ce n’est pas le cas de tous les genres de chants) fait participer à la vie de Dieu, parce qu’il construit le Corps du Christ (1 Corinthiens 12, 27).

Le souhait des sauvés : chanter

Comment dire la joie d’être sauvés sinon en chantant ? Comment exprimer que l’on est ouvert à celui qui est au-delà des mots sinon en chantant ? Il faudrait que tous les fidèles éprouvent un réel bonheur du chant. Ceux qui composent pour la liturgie cherchent à mettre à la disposition de tous des chants qui soient assez simples dans leur forme pour être accessibles à tous sans pour autant manquer à une réelle beauté qui ouvre à l’inouï. Simplicité formelle et revendication esthétique ne s’excluent pas et ne sont pas incompatibles. Une psalmodie tranquille, un Agneau de Dieu chanté à voix modérée, sans ostentation ni gloriole, une hymne dont le phrasé est soigné, un cantique bien articulé avec le rite et dont le texte et la mélodie portent une réelle charge de signification … Voilà ce que fait la grâce de Dieu dans nos assemblées, dans les moments où la liturgie demande le chant de tous. Dans les moments où le chant de tous n’est pas requis, l’assemblée participe en écoutant le chant plus ‘travaillé’ de ceux qui ont davantage de savoir-faire en matière de rythme ou de polyphonie.

Chant liturgique

Que ce soit à propos des chants, que ce soit à propos de gestes, on entend parfois : « c’est liturgique, ce n’est pas liturgique », comme si on disait « c’est permis, c’est défendu ». Sur quoi s’appuie-t-on pour juger de ce qui est ou non liturgique ?

Pas sur le droit canon qui utilise l’adjectif « liturgique » non pour parler de l’acte rituel mais seulement pour qualifier le statut des livres qui peuvent être publiés.

Le mot « liturgique » a été beaucoup employé par le mouvement liturgique né au XIXème siècle, qui donne à l’adjectif trois caractères : l/ un caractère statutaire pour l’édition des livres (liturgique équivaut à « permis par les livres ») ; 2/ un caractère d’idéal que souhaitent atteindre les promoteurs de ce mouvement ; mais l’idéal chargé d’affectif, de piété personnelle, d’idéologie de sociabilité… n’est pas le même pour tous ; c’est pourquoi aucun argument objectif ne prouve, par exemple, qu’une musique modale est plus liturgique qu’une musique tonale. Sans oublier que tout idéal génère de l’insatisfaction dès qu’il n’est pas atteint ! 3/ Enfin le motu proprio de Pie X en 1903 ajoute à ces deux caractéristiques une connotation artistique, sacrale. On voit que le terme liturgique est assez imprécis.

Pie XII écrit dans Musicae sacrae disciplina (1955) que des chants en langue vernaculaire (et pas seulement les chants en latin) peuvent s’intégrer à l’action liturgique. A son tour, la présentation générale du missel romain définit le but prévu pour chaque action (par exemple, PGMR n° 52 précise que le Kyrie est « un chant par lequel les fidèles acclament le Seigneur et implorent sa miséricorde »); du coup est liturgique ce qui permet que soit approché le but de chaque rite. Dans cette perspective, la musique n’est pas un ornement artistique (bien qu’elle doive garder sa valeur d’art) mais elle est au service de l’action liturgique.

D’après l’instruction De musica sacra de 1967, ce qui permet qu’un geste ou un chant soit qualifié de liturgique, c’est leur aptitude à remplir le « munus ministeriale » (fonction de service) rituel et pastoral qui est prévu par le programme liturgique. On peut dire par exemple qu’un chant convient pour la communion s’il dit la présence du Christ « pain rompu », et son action pour unir les hommes en un même corps ; il reste que ce contenu peut revêtir des formes très diverses (majeur ou mineur, tonal ou modal, avec ou sans refrain, citant les paroles évangéliques ou basé sur une formulation poétique) sans qu’on puisse dire a priori que telle forme est plus liturgique qu’une autre. L’aptitude d’un chant à être en connexion avec un rite doit être le premier critère de ceux qui créent les chants et de ceux qui les programment ; ainsi un bon chant à la Sainte Vierge est déplacé dans l’acte de communion.

Quel type de répertoire est liturgique ? Selon que le lien entre le chant et le rite est proche ou distendu, selon que la participation prévue pour l’assemblée se fait en écoutant ou en chantant, la contribution du chant à l’action en cours est variable. Quand il faut chanter pour faire corps (ouverture ou envoi), conviennent les chants aptes à être énoncés unanimement et porteurs du message de l’unité dans le Christ ; quand il s’agit de prolonger la Parole, on peut recourir à un répertoire plus catéchétique ; quand il s’agit d’accomplir les actes précis de la préparation pénitentielle, du Gloire à Dieu, de la présentation des dons, du Sanctus, de l’Agnus, de l’hymne de communion, le choix du répertoire obéit au programme défini par l’Église.

Si une partition convient à une action du fait de son contenu et de sa forme, elle n’est pas encore liturgique ; reste à lui donner l’interprétation qui l’intègre à l’action. Il convient que l’hymne soit chantée comme une hymne, que la litanie ait l’allure d’une litanie, que les formes dialoguées le soient réellement, qu’une acclamation soit réellement acclamative ; bref, que les chanteurs, loin de chercher l’art pour l’art, soient ‘dans l’action’ liturgique.

Consulter les documents :

  • Tra le sollicitudini (Pie X, 22 novembre 1903) est un code juridique de la musique sacrée.
  • Divini cultus (Pie XI , 20 décembre 1928) –plaide pour que les fidèles ne soient pas des « spectateurs muets ».
  • Mediator Dei (Pie XII, 20 novembre 1947) : « la sainte liturgie n’est pas une cérémonie décorative ».
  • Musicae sacrae (Pie XII, 25 décembre 1955 insiste sur la subordination de la musique au chant et du chant au texte.
  • Instruction de la congrégation des rites (3 septembre 1958) précise : « De sa nature, la messe requiert que tous ceux qui y sont présents y participent selon leur mode propre » ; elle plaide pour le chant des psaumes.
  • Sacrosanctum concilium (1963).
  • L’instruction Musicam sacram (1967) propose une charte de la musique sacrée.
  • La lettre apostolique de Jean Paul II à l’occasion du 25ème anniversaire de Sacrosanctum Concilium (4 décembre 1998).
  • Le chirographe de Jean Paul II pour le centenaire de Tra le sollicitudini de Pie X (22 novembre 2003).
  • Présentation générale du missel romain (PGMR) L’art de célébrer la Messe, Desclée Mame, 2008).